mercredi 26 mai 2010

La fachinière.






La grotte de la fachinière
ou La naissance de l'Ardèche



Fil rouge de soie,

Monte l’écheveau.

Fil ou fou du roi,

Dévide le fuseau.

File ma mémoire

Tisse mon histoire.



La pauvre vieille Marie qui habite en bas du village ne tisse plus comme lors de ses jeunes années. Sa main tremble, son pied n’est plus sûr. En chemin, la navette trébuche. À la fin, le tissu est plein de nœuds. Grossier et imparfait, il se vend mal. Ce jour-là, elle était montée au sommet du village. À la tour carrée, il y a toujours des chalands. Arrivée de bonne heure, à midi elle n’avait toujours rien vendu. C’est d’un pas fatigué qu’elle rentra chez elle. Les ruelles de galets de ce petit village, accroché au sommet d’une falaise, sont étroites et tortueuses. Le soleil de midi pesait de toute sa chaleur sur ses épaules. Ses bras peinaient sous le poids des tissus invendus. Épuisée, elle fit ce que jamais personne ne faisait dans le village de Balazuc. Elle prit le petit raccourci qui passe par la grotte de la fachinière. La fachinière, c’est celle qui vous jette la fachine, le sort. C’est une sorcière. Son pouvoir est grand, elle peut empêcher une vache de faire son lait ou une poule de pondre. À peine Marie avait-elle pénétré le domaine de la fachinière qu’elle entendit une douce voix lui murmurer : « Je vois dans ton cœur, Marie, et la première chose que tu feras demain, tu la feras toute la journée. » Marie craignit d’avoir commis une terrible erreur en prenant ce chemin. Elle s’enfuit en faisant de nombreux signes de croix. Ce soir-là dans sa modeste demeure, n’ayant rien à manger, elle se coucha le ventre vide. Le lendemain, comme tous les matins, elle alla s’asseoir devant son métier à tisser. Mais à peine était-elle installée que ses fesses furent comme soudées au tabouret et sa main collée sur la navette. Automatiquement, elle se mit à tisser. Mais, point d’hésitation, de ralentissement ou de nœud dans les fils ! Retrouvant la vitalité et le geste sûr de sa jeunesse, elle tissa avec entrain. Le métier se mit à chanter :



Biz-tou-clic, biz-tou-clac !

La navette siffle : « biz »

Essouflée au retour : « tou »

Le pied sur la pédale : « clac »

Biz-tou-clic, biz-tou-clac !



Il se forma alors devant ses yeux émerveillés un tissu fin, délicat et parfaitement tissé. Jamais elle n’avait réussi pareil ouvrage. À la fin de la journée, elle put enfin s’arrêter. Elle n’était pas fatiguée. Il lui semblait qu’on lui avait ôté dix années. Le lendemain, d’un pas de jeune fille, elle monta à la tour carrée et vendit ses tissus un très bon prix. Elle ne devint pas immensément riche - c’est une histoire vraie que je vous raconte - mais elle put s’acheter une bonne chèvre et quelques poules. Elle sut que jusqu’à la fin de ses jours, elle n’aurait plus jamais faim et c’était déjà beaucoup.



Mais la ruelle dans laquelle habitait Marie était très étroite. En face de chez Marie la tisseuse vivait Marie la pingre, celle qui aimait bien les sous, celle qui faisait des croche-pattes aux enfants et crevait leur ballon quand il tombait dans son jardin. Le changement de train de vie de sa voisine l’intrigua. Curieuse, envieuse, elle sortit la tête par sa fenêtre, s’étendit, souffla, s’étira. Allongeant le cou, ajustant ses lorgnons, elle compta dans la cuisine de sa voisine les fromages de chèvres qui s’amoncelaient, les grosses omelettes qui frémissaient. Elle n’en pouvait plus d’envie. Elle s’exclama :

- Dit ! Comment as-tu fait pour devenir aussi riche ?

La brave Marie qui n’était pas secrète révéla toute l’histoire. Ce conte tourna la tête de Marie la pingre. « Mais si la fachinière l’a rendue riche, elle me rendra riche aussi ! »

Le lendemain, elle revêtit sa plus jolie robe afin d’être bien présentable et traversa sans crainte le passage de la fachinière. À peine fut-elle entrée qu’elle entendit une voix rauque lui murmurer : « Je lis dans ton cœur, Marie, la première chose que tu feras demain, tu la feras toute la journée et peut-être plus longtemps encore. »

Marie ne put s’empêcher de crier victoire. La journée lui sembla bien longue. Il lui tardait d’être au lendemain. Elle ne cessait de se répéter : « Demain, je lèverai la margelle près de la cheminée et je compterai mes sous. J’en aurai, j’en aurai… » Elle était si fière de son idée que pour l’occasion, elle s’ouvrit une bonne bouteille de vin. Et un verre en appelant un autre, grisée par la somme qu’elle comptait amasser, elle ouvrit une autre bouteille. Le vin est bon mais trois bouteilles, même pour une vieille habituée, ça fait beaucoup !



Le lendemain, lorsqu’elle se réveilla, elle eut si mal à la tête qu’elle se mit à pleurer. Elle pleurait sans pouvoir s’arrêter. À midi dans le village, on s’étonna.

- Quel est ce petit ruisseau qui coule ?

- Ouh ! Mais l’eau est fraîche !

- Oui ! c’est bien ! On n’aura plus besoin d’aller au puits !

Mais le soir, c’est une rivière qui coulait au pied du village. Je ne mens pas ! D’ailleurs, allez à Balazuc, vous verrez au pied du village, cette rivière coule toujours, c’est l’Ardèche.